Je ris franchement.
– Merci beaucoup.
– La personne que j’ai blessée m’a déjà pardonné, dit-il simplement.
– Tu ne penses pas m’avoir fait du mal ?
– Ta vie a-t-elle changé au cours des dix dernières années ? Est-ce que nous t’avons moins aimé ? Est-ce que je t’ai moins bien traité ?
– Non, mais…
Je suis de nouveau en colère, parce que… oui, il a été un bon père ; non, cet écart de conduite ne m’avait pas affecté quand c’est arrivé. Mais, bon sang… c’est aujourd’hui qu’il me fait du mal. Un grognement s’échappe de ma gorge.
– … Tu as baisé la mère de ma copine.
Papa tressaille.
Maman p?lit.
– Alors, s’il te pla?t, ne reste pas là à faire comme si c’était cool. Je me fiche que maman n’ait pas voulu conna?tre le nom de ta ma?tresse à l’époque, mais tu aurais d? le dire dès que j’ai commencé à sortir avec Cassie…
– Je ne savais même pas qu’elle était la fille de Victoria. Je n’en avais aucune idée !
En y réfléchissant, je me rends compte qu’il dit peut-être la vérité. Je leur ai dit que Cassie était une voisine, mais je n’ai pas précisé de quelle maison il s’agissait. Je ne pense même pas avoir mentionné son nom de famille… Allez, n’y pense plus, tant pis, inutile de s’attarder sur ces petits détails.
– Depuis que je suis né, tu as passé ton temps à me vanter les valeurs de la famille, je murmure. Genre ? rien n’est plus important que la famille, Tate ?. La famille est une équipe, et c’est toi qui as failli faire exploser cette foutue famille. Victoria a raison de dire que tu essaies de te présenter comme un type bien. Un saint parfait et désintéressé. Mais tu n’as été qu’un sale égo?ste quand tu as triché, et tu restes égo?ste quand tu parles du magasin et de sa concession que tu as développée pour me la transmettre…
Il tente d’intervenir, l’air inquiet.
– Tate…
– Parce ce que ce n’est pas moi qui t’intéresse. Tu ne penses qu’à tes besoins d’égo?ste. Tu veux m’avoir au magasin pour être avec quelqu’un quand tu regardes des photos de bateaux. Tu veux une présence pour que tu puisses partir en vacances avec maman. Moi, tu t’en fous.
Je pose brutalement ma tasse. Le café déborde en éclaboussant l’?lot en cèdre. Maman se lève.
– Tate, dit-elle avec autorité. Je comprends, c’est un grand choc pour toi, mais nous restons tes parents. Tu ne peux pas parler à ton père comme ?a.
Je la regarde fixement. Puis je secoue la tête et je sors par la porte de derrière. Je ne sais pas où je vais. Je suis pieds nus, vêtu d’un pantalon de pyjama à carreaux et d’un vieux tee-shirt du club nautique. Je fais le tour de la maison et descends la rue. Cette rue où je vis depuis l’?ge de douze ans, dans cette ville dont je suis tombé amoureux dès notre arrivée. Le premier jour d’école, j’ai rencontré les jumeaux, Wyatt et Chase. J’ai rencontré Steph, Heidi et Genevieve, j’ai tout de suite eu ce grand groupe d’amis. Emporté dans cette nouvelle vie géniale, je ne prêtais pas attention à la vie de mes parents. J’ai vaguement été conscient de ? la période difficile ?, mais elle a passé et je ne me suis même pas arrêté pour réfléchir à ce qu’elle voulait dire.
Et maintenant, je marche dans la rue, pieds nus, en essayant de comprendre pourquoi je suis si en colère, et c’est là que, tout à coup, je comprends. Je suis en colère parce qu’il est tombé de son piédestal. Je n’ai jamais fait exprès de le placer si haut, mais j’ai toujours admiré mon père. Je n’ai jamais voulu le décevoir. C’était la personne la plus forte et la plus gentille que je connaissais. Pour moi, il ne pouvait rien faire de mal… Et voilà que je découvre qu’en fin de compte, il est parfaitement capable d’être un connard égo?ste. J’aurais d? être moins na?f, tout le monde en est capable. Mais je suppose qu’on ne s’attend jamais à ?a de la part de ses parents.
Je me retrouve dans le petit parc au bout de notre rue. Il n’est que sept heures, un samedi matin, et le parc est vide. J’aper?ois une mère avec une poussette à une centaine de mètres sur l’allée… et c’est à peu près tout. Je trouve un banc pour m’asseoir avant d’enfouir mon visage dans mes mains. Je regrette de m’être emporté contre ma mère ; contre mon père, pas tant que ?a. Ils ont réussi à s’en sortir. Je comprends. Mais eux ont eu onze ans pour le faire quand, moi, je n’ai eu que onze putains de minutes.
Je soupire en entendant ses pas. Je sais que c’est lui et pas maman parce que je connais ma mère, elle va d’abord vouloir qu’on se rabiboche tous les deux. Ce qui me met encore plus en colère.
– Elle te fait toujours passer en premier, je lui dis sur un ton de reproche.
– Je sais.
Sa voix tremble. Je le regarde, ses yeux sont humides et tout rouges.
– Toujours, répète-t-il en s’asseyant près de moi. Parce que c’est ta mère. C’est la meilleure personne que je connaisse, et je ne la mérite pas. Je ne sais pas où elle a trouvé la force de me pardonner. Crois-moi, je remercie le Seigneur chaque jour qu’il fait. Je ne considère jamais ce cadeau comme acquis.
– Je n’arrive pas à croire que tu l’aies trompée.
– Moi non plus. Jamais je ne me serais cru capable de blesser quelqu’un comme je l’ai fait. Je n’en suis pas fier. Je porte cette honte avec moi tous les jours.
On fixe un moment les balan?oires ; elles se mettent à osciller sous l’effet de la brise qui se lève… comme si des enfants invisibles les faisaient bouger. Je me revois dans ce parc, tra?nant avec mes copains, j’étais si heureux d’avoir déménagé à Avalon Bay. Je n’avais pas encore réalisé que changer de ville avait été le facteur déclencheur de la perte quasi totale de ma famille.
– Tu as vraiment exigé qu’elle se fasse avorter ? je lui demande, éc?uré.
– Je ne l’ai pas exigé. J’ai juste dit qu’on devrait le faire. (Papa a l’air de souffrir autant que moi.) J’avais l’intention de rompre avec Victoria, ce soir-là au Beacon. La culpabilité me rongeait et j’avais tout avoué à ta mère la veille. Je l’avais suppliée de me donner une autre chance. Je suis donc allé voir Tori pour lui dire que c’était fini, et c’est à ce moment-là qu’elle m’a parlé du bébé. Je lui ai dit que je la soutiendrais quoi qu’elle décide, mais que j’aimais ta mère et que je ne la quitterais jamais. C’est vrai, je lui ai dit que je pensais que ce serait mieux, pour nous deux, si elle ne gardait pas le bébé. Ce qui était égo?ste, si tu veux, mais je ne voulais pas d’enfant avec elle. (Il soupire.) Là où tu as tort, petit, c’est qu’après cette liaison qui a failli me faire perdre tout ce qui m’était cher, j’ai fait le serment de ne plus jamais être égo?ste. Ces onze dernières années n’ont pas été une comédie. J’ai consacré ma vie à ta mère et à toi.