Je blêmis en voyant la liste.
– Je préférerais bouffer mes propres cheveux. Sans rire.
Joy pousse un cri avant de se mettre une main sur la bouche pour étouffer sa voix. Trop tard, les membres plus ?gés du country club qui nous entourent nous regardent déjà d’un sale ?il. Merde… et nous ne sommes même pas ivres… Dieu merci ! Ces gens vont nous ha?r d’ici la fin de la soirée si on continue.
Je m’approche de la table voisine, où ma grand-mère, penchée sur une petite carte blanche, griffonne un montant avec son feutre noir. Elle est en train d’enchérir sur un panier cadeau géant offert par La Savonnerie, une des boutiques artisanales de la ville.
– Oh, mon Dieu… non ! Madame Tanner, s’exclame Joy en jetant un coup d’?il à l’offre de grand-mère. Vous venez d’offrir deux mille dollars pour un panier de savons.
Elle secoue la tête, incrédule.
– Ce sont d’excellents savons, dit grand-mère d’un ton un peu pincé avant de glisser la carte dans la bo?te en carton posée sur la table. As-tu trouvé un lot qui t’intéresse ? me demande-t-elle ensuite.
– Je n’ai pas encore vu passer le forfait spa, c’est la seule chose qui m’intéresse. Si quelqu’un ose surenchérir sur moi, je l’assassine. Je le jure, je fantasme tous les jours sur leur massage aux pierres chaudes.
– Ne dépense pas tout ton argent pour ?a, me rappelle Joy, les yeux noirs tout pétillants. Gardes-en assez pour faire une offre sur ton ami Tate lors de la Vente des célibataires.
Grand-mère a l’air amusée.
– Tu fais une offre sur Bartlett ?
– Peut-être… je dis à contrec?ur. Il m’a demandé de le sauver si les cougars font du zèle.
– J’aime bien ce gar?on.
Grand-mère rit doucement.
Moi aussi.
Ce qui devient un vrai problème. Surtout après ce qui s’est passé entre nous l’autre soir. Joy me soutient que ?a n’a aucune importance. Même Peyton a minimisé la chose quand je lui en ai parlé. Mais elles se trompent toutes les deux. Quand tu rentres à la maison après avoir vraiment embrassé un mec et que tu fais semblant d’en embrasser un autre, c’est un problème.
Et quand le type qu’on fait semblant d’embrasser est justement celui qu’on aimerait embrasser pour de vrai, mais qu’on ne peut pas parce que lui ne vous aime pas comme ?a, c’est aussi un problème.
Avant de pouvoir m’attarder sur cette épineuse situation, mon portable émet un bip avec un message de – ironiquement – celui qui est à fond sur moi.
Aaron : Comment ?a se passe, la soirée de charité ?
Moi : Ma grand-mère vient d’enchérir 2 000 $ sur des savons.
Aaron : Audacieux.
Moi : N’est-ce pas ?
Aaron : Toujours OK pour d?ner demain soir ?
Moi : Oui. J’ai h?te.
Je range le portable dans ma pochette argentée tout en essayant de me persuader que j’ai vraiment h?te de revoir Aaron. Après tout, peut-être que depuis la fête foraine, il a perfectionné ses talents d’embrasseur. En s’entra?nant sur un oreiller ou autre chose. On a le droit de rêver, non ? Parce que le souvenir de sa langue agitée plongeant à plusieurs reprises dans ma bouche, comme si elle cherchait un trésor dans mes amygdales, me donne envie de vomir. Dommage, parce que, à part ?a, c’est un mec super cool. Il m’envoie des textos tous les jours depuis qu’on s’est rencontrés. Des mèmes, des pensées inattendues. Il est hilarant.
Mais…
Je ne sais pas si Aaron est le bon.
Ne vous méprenez pas, je n’ai certainement pas gardé ma virginité pour le grand amour. Je ne reste pas à la maison à attendre que le prince charmant vienne m’enlever. Mais j’aimerais au moins être follement attirée par cet homme. J’aimerais perdre tous mes moyens en sa présence. Je veux le désirer si fort que je ne puisse résister à l’envie de lui arracher ses vêtements. Je veux ce niveau d’alchimie.
Pourtant, un seul rendez-vous ne suffit pas pour évaluer la possibilité d’une telle alchimie. C’est du moins ce qu’affirme Peyton. Selon ma meilleure amie, un rendez-vous permet de découvrir le potentiel, l’étincelle. Et si l’étincelle est là, aussi petite soit-elle, il faut lui donner une chance, l’allumer pour découvrir à quelle intensité le feu peut br?ler. L’étincelle était là avec Aaron, je ne peux pas le nier, alors je me dis qu’il est temps de voir si elle peut se développer en brasier.
– Voilà le forfait spa ! je m’exclame en regardant la table voisine.
Je bouscule presque ma grand-mère pour attraper une carte d’offre et un crayon publicitaire du golf. J’aimerais savoir ce que les autres ont déjà enchéri, mais la fa?on dont se déroule cette vente est absurde. C’est une enchère silencieuse et secrète. Les offres vont dans une bo?te, quelqu’un les dépouille pour trouver celle qui est la plus élevée, et c’est le gagnant.
– Ce n’est pas sorcier, me dit Joy en souriant devant mon indécision.
– Le prochain rendez-vous disponible pour le spa est en juillet prochain. Juillet, Joy ! Ils font des réservations un an à l’avance. C’est ma seule chance. Ma seule opportunité.
– Tu as un problème.
Pendant qu’elle tape du pied avec impatience, je calcule mentalement ce que je pense être le prix d’un forfait, puis je double le montant. Puis je le raye pour mettre le triple à la place.
– Prie pour moi, Joy.
Et je glisse la carte dans la bo?te.
– J’ai besoin de nouveaux amis, dit Joy à grand-mère.
– Mesdaaames et Messsieurs, annonce une voix masculine depuis la scène à l’avant de la salle. Si nous pouvions avoir votre attention par ici…
La salle de bal se calme un peu. La plupart des participants en tenue de soirée continuent à discuter en ignorant ce qui se passe. Le gala a deux ma?tres de cérémonie cette année : un ancien running back des Panthers1 dont je n’ai pas retenu le nom, et une présentatrice de la nouvelle cha?ne locale de télé dont je n’ai pas retenu le nom non plus. Joy et moi les appelons Big et Blonde, parce qu’il est grand et qu’elle est blonde.
– La vente aux enchères est maintenant terminée, annonce Big. Notre super équipe va commencer à compter les offres, et les gagnants seront annoncés après la traditionnelle Vente des célibataires. D’ici là, mangez, buvez et… amusez-vous !
Blonde se hisse à c?té de lui sur des talons dangereusement hauts pour crier dans le micro : ? C’est parti pour le gala ! ? Alors que sa voix stridente résonne en écho dans la salle de bal, je ne manque pas de remarquer la grimace de grand-mère.