– Mais on le fait, proteste-t-elle. Parfois… de temps en temps… (Elle soupire.) Bon, OK… On ne va jamais au fond des choses. J’en garde beaucoup pour moi, mais…
Je ris doucement, je devine ce qu’elle va répondre :
– Mais il y a un c?té positif… Vas-y, je t’écoute.
– Il est présent dans ma vie, répond-elle simplement.
Je fronce les sourcils.
– Et tu penses qu’il te tournerait le dos si tu partageais tes sentiments ?
– C’est possible. Je… (Sa voix commence à trembler.) Je ne veux pas être une charge pour lui. Avec l’éducation des jumelles, il en a assez sur le dos. Il n’a pas besoin d’entendre les jérémiades d’une fille adulte qui veut savoir pourquoi il ne s’est jamais battu pour obtenir sa garde ni à quel point ?a lui a fait mal de voir dispara?tre la chambre de son enfance, à quel point c’est horrible de se sentir remplacée… à quel point je suis jalouse de sa nouvelle famille.
Je respire un grand coup et resserre mon bras autour d’elle.
– Je n’avais pas réalisé que tu en avais tant sur le c?ur.
Je sens sa main trembler contre mon ventre.
– Et pourtant… Juste après la naissance des jumelles, quand papa avait soudain encore moins de temps à me consacrer, j’avais l’habitude de tout le temps écouter une chanson. Elle s’appelait ? Jealous1 ?, et je m’allongeais dans ma chambre à Boston pour l’écouter en boucle parce qu’elle résumait parfaitement ce que je ressentais. J’étais jalouse que papa ait cette nouvelle vie dont je ne faisais plus partie.
Je me souviens très bien des paroles de cette chanson, elles sont déchirantes. Elles me brisent l’?me. L’idée que Cassie ait pu ressentir ?a me fend le c?ur.
– Ne te méprends pas, j’adore mes petites s?urs, je t’assure. Et j’aime bien Nia. Mais je ne peux pas te dire combien de fois je suis restée allongée à pleurer à cause de ?a. Parfois, je rêvais que papa arrivait à Boston pour venir me chercher… qu’il passait devant ma mère en lui annon?ant qu’il me ramenait à la maison parce qu’il était malheureux sans moi. (Comme dans la chanson. Cassie laisse échapper un soupir tremblant, un petit rire tout fragile, et ajoute :) C’est idiot, je sais. Mais j’avais quinze ans. ? Angoisse ? était mon deuxième prénom.
Je vois flou tout à coup, comme si l’humidité de l’air s’accrochait à mes cils. Je cligne rapidement des yeux, c’est une erreur. Une larme coule de mes yeux et tombe sur la joue de Cassie, toujours appuyée sur mon épaule.
– Oh mon Dieu, Tate… tu pleures ?
Que quelqu’un me tue, bordel ! Je déglutis avec difficulté. Ma gorge est si serrée qu’elle me fait mal.
– Tu pleures, dit-elle, tout étonnée, en se relevant sur le coude pour me regarder. Je suis désolée, je ne voulais pas te faire de la peine.
Je lève la main pour m’essuyer les yeux.
– Désolé, c’est juste tellement triste, Cassie.
Je la serre fort contre moi, elle est si douce et si agréable à tenir dans mes bras. Soudain, je m’imagine une Cassie de dix ans, obligée de quitter Avalon Bay et son père, emmenée presque de force chez sa mère de merde. Mes yeux recommencent à piquer. Décidément, j’ai du mal à ravaler cette boule qui m’obstrue la gorge.
– C’est tellement touchant, murmure-t-elle en enfouissant son visage dans mon cou. Personne n’a jamais pleuré pour moi.
Putain… je n’ai jamais pleuré pour personne jusqu’à maintenant. Mais c’est Cassie, l’?me la plus gentille que j’aie jamais rencontrée. La fille la plus dr?le, la plus sexy, la plus irrésistible que j’aie jamais fréquentée, et je me sens…
Et, tout à coup, tout devient clair dans ma tête. Je comprends.
Je sens.
L’insaisissable, je le ressens.
Ce qui fait que mes parents se regardent comme ils le font. Ce sentiment que j’attendais et que jamais je n’ai ressenti avec aucune des filles qui ont croisé ma route au fil des ans.
Je le ressens maintenant.
L’ironie de tout ?a ne m’échappe pas. Quand je pense que j’ai failli ne pas m’engager avec elle parce que je craignais que Cassie finisse par éprouver des sentiments pour moi. Ce sont ces mêmes sentiments qui m’ont frappé sans crier gare et m’ont foutu sur le cul.
Mais qu’est-ce que ?a veut dire pour nous ? Elle vit à Boston et je ne peux pas quitter Avalon pour le moment. Les relations à distance sont difficiles à entretenir, mais nous pourrions peut-être y arriver. Elle va obtenir son dipl?me cette année. Peut-être qu’elle pourrait ensuite revenir vivre ici ? C’est ici qu’elle est née, ici que son père vit, et il est évident qu’elle l’aime profondément.
– Il faut que tu lui parles. ? ton père. Et à ta mère. Elle doit savoir à quel point ses paroles t’ont blessée. Tu ne veux pas de parents avec lesquels tu peux être honnête, au lieu de balayer ce qui est important sous le tapis ? Sois honnête avec eux Cass, avec les deux.
– Un peu comme tu es honnête avec ton père quand tu dis que tu as très envie de partir en Nouvelle-Zélande ?
– Justement, je lui en ai parlé. Le problème, c’est que je ne peux pas y aller.
– Bien s?r que si. Ton contrat se termine bient?t. Tu as tout l’automne et l’hiver devant toi.
– J’ai déjà promis à papa de travailler à plein temps chez Bartlett Marine.
– Le magasin sera toujours là à ton retour, dit Cassie doucement. (Elle se redresse et me regarde, les yeux pleins d’encouragement.) Ce ne sont que quelques mois. Bartlett Marine ne va pas faire faillite si tu t’absentes trois mois.
Je me mordille l’intérieur de la joue.
– Je sais. C’est juste que… je ne veux pas le décevoir.
Une réponse qui me vaut un léger sourire.
– Tu vois ?
– Je vois quoi ?
– On fait pareil tous les deux. On ne dit pas ce qu’on pense, parce qu’on ne veut pas décevoir nos parents… ni faire de vagues.
Elle a raison.
Elle a raison sur tout.
Si j’y vais, Bartlett Marine sera toujours là quand je reviendrai. Si je n’y vais pas, je laisse filer l’opportunité d’une vie. Je n’aurai peut-être plus jamais l’occasion de naviguer sur un putain de Hallberg-Rassy jusqu’à l’autre bout du monde. J’ai vingt-trois ans, bordel de merde. J’ai le reste de ma vie pour me poser au même endroit et travailler de neuf à cinq. Trois mois vont passer en un clin d’?il. Mon père y survivra.