Elle était simplement une petite fille g?tée, elle était le bébé, la petite dernière. Grand-mère n’a pas explicitement bl?mé grand-père Wally – jamais je ne l’ai entendue dire un mot méchant sur lui –, mais après notre conversation de ce soir, j’ai l’impression que c’est lui qui a le plus g?té sa fille.
Mais g?ter son enfant n’explique pas pourquoi il doit devenir aussi insensible et méprisant que ma mère. En tout cas, ce n’est pas suffisant comme explication. Je suppose qu’il y a des gens qui naissent connards et qui le restent toute leur vie.
Grand-mère a dit qu’on en reparlerait demain, mais sincèrement, que dire de plus ? Je ne veux plus rien avoir à faire avec ma mère. Pour l’instant, et peut-être même pour longtemps. La fa?on dont elle souriait ce soir derrière son champagne, pendant qu’elle détruisait le mariage d’une autre femme, était tout simplement ignoble. C’est l’une des choses les plus cruelles dont j’aie été témoin.
Tate : J’aimerais être au lit avec toi en ce moment.
Moi : Moi aussi. On se voit demain ?
Tate : Oui. Gil et Shirley reviennent dimanche. Je dois retourner chez eux pour faire le grand ménage.
Je n’arrive pas à croire que l’été est déjà fini. Je pars pour Boston lundi. Et ma relation avec Tate est toujours en suspens, non résolue. Sauf que, maintenant, je me rends compte qu’il n’y aura peut-être jamais de solution. Qu’on continue à se voir ou pas, nos familles sont désormais intrinsèquement liées. Pour toujours.
Mais nous ne sommes pas nos parents, il faut se le rappeler. Je ne jugerai jamais Tate pour ce qu’a fait son père, et je sais qu’il ne me jugera pas pour ce que ma mère a dit ce soir. J’espère que cela ne va rien changer entre nous. Si c’est le cas, je ne suis pas s?re que mon c?ur y survivra.
Tate : Je t’appelle demain matin. Bonne nuit, Cass.
Moi : Bonne nuit.
Je pose mon portable sur la table de nuit et me glisse sous les couvertures, mais le sommeil me fuit. Il ne vient tout simplement pas. Mes pensées tournent en rond dans ma tête.
Maman est tombée enceinte du père de Tate.
Et mon père savait que ce n’était pas son bébé, ce qui soulève bien d’autres questions. Papa savait-il que c’était celui de Gavin Bartlett ou pensait-il qu’il était celui d’un homme que personne ne connaissait ? Et est-ce que ?a a de l’importance ? Quoi qu’il en soit, mon père savait qu’elle avait une liaison. Il savait quel genre de personne merdique elle était. Et il m’a quand même laissée partir vivre avec elle. Il m’a laissée partir vivre avec elle de dix ans à dix-huit ans. Huit années pendant lesquelles elle a pu concentrer toute son attention sur moi, à être son punching-ball verbal ? Comment a-t-il pu faire ?a ?
La colère monte en moi, oublié le sommeil, tout déborde, tout ce que j’ai envie de lui dire, toutes ces questions qui se bousculent dans ma tête, tout me pousse à sortir du lit, parce que vous savez quoi ? J’en ai marre… j’en ai marre de tout refouler. J’en ai marre de ne plus exprimer ce que je ressens. De ne plus exprimer mes besoins, comme Tate me l’a dit. J’en ai marre de tout ?a, putain !
Je ne prends même pas la peine de me changer, je descends dans le short écossais et le tee-shirt gris que je porte pour dormir. Aussi silencieusement que possible, je marche jusqu’au hall d’entrée et enfonce mes pieds dans la paire de Crocs de jardin de grand-mère. J’attrape ensuite ses clés et je vais jusqu’à la voiture.
Il est minuit dix lorsque je m’engage dans l’allée de la maison de mon enfance. Je la regarde à travers le pare-brise de la Rover, la gorge serrée. J’aime cette maison. J’ai grandi ici. Mon père a toujours vécu ici. Et même si je sais que la liaison de maman n’était pas la seule raison de leur divorce – ils parlaient déjà de séparation à l’époque –, ma mère en était la cause, c’est clair. La fa?on dont elle traitait les gens, la fa?on dont elle le traitait, est ce qui a mis fin à leur mariage. Mais cela n’aurait pas d? mettre fin à ma relation avec mon père. Il n’était pas obligé de rester passif et de la laisser me prendre avec elle.
Il aurait pu se battre pour moi.
J’ouvre la portière de la voiture et saute dehors, le c?ur battant en me dirigeant vers le porche et puis…
Et puis, plus rien. Je m’arrête, à nouveau furieuse… contre moi-même, cette fois. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Il y a deux enfants de six ans qui dorment là-dedans. Il est minuit. Si j’entre en trombe et que je commence à exiger des explications à mon père maintenant, je ne vaux pas mieux que ma mère faisant une scène lors de la réouverture de l’H?tel Beacon. Elle n’en fait qu’à sa tête.
Ravalant la boule que j’ai dans la gorge, je retourne lentement vers la Rover. Je reviendrai demain matin. C’est ce que j’aurais d? faire dès le départ.
Lorsque j’arrive à la voiture, j’entends une voix douce prononcer mon nom.
– Cassandra ?
C’est Nia.
Tout de suite, j’ai le ventre noué. Putain de merde… Non, pas elle. Pas maintenant. C’est trop.
Elle s’avance déjà vers moi à grands pas, chaussée de pantoufles blanches et vêtue d’une robe de chambre rouge dont la ceinture est nouée négligemment autour de sa taille. Ses boucles d’habitude ramassées sont l?chées ; il est impossible de se tromper sur l’inquiétude qui remplit ses yeux sombres lorsqu’elle remarque mon visage baigné de larmes.
– Tu vas bien ?
Nia s’inquiète de moi et, pour une raison que j’ignore, cette simple question déclenche une nouvelle montée de larmes.
– Non, je gémis avant de me jeter dans ses bras.
Ils n’étaient pas tendus, ils ne m’invitaient pas à venir, mais dès que je suis contre elle, Nia les enroule autour de moi et me serre fort sans hésitation. Je me mets à trembler, pleurant de fa?on incontr?lée. J’ai l’impression que le monde s’est effondré autour de moi, que j’ai de nouveau dix ans, que mes parents divorcent et que papa me dit que je ne peux plus vivre avec lui en me précisant : Mais ne t’inquiète pas, je te verrai tout le temps, Cass.
Je suffoque à moitié alors que mes larmes continuent de couler.
– Il a menti, il ne me voyait pas tout le temps.
– Quoi ? me demande Nia qui ne comprend pas.
– Il m’a laissée partir avec elle. Après le divorce. Il avait promis que rien ne changerait et tout a changé.