– ?a dépend, je réponds, sachant qu’il faut rester prudent quand il demande quelque chose. Dis toujours.
– Peux-tu venir travailler quelques heures demain matin ? Je veux emmener ta mère à Starfish Cove.
– C’est quoi l’occasion ?
– Il en faut une ? Un homme ne peut pas emmener sa femme faire un pique-nique le dimanche ? C’est romantique ?
– ?coute papa, s’il te pla?t, je n’ai pas envie de m’imaginer mes parents en train de s’embrasser pendant un pique-nique romantique, merci beaucoup.
– S’embrasser ? On va au moins aller jusqu’à se peloter, gamin.
Je fais un grand bruit de haut-le-c?ur à son intention. En vérité, il y a des choses pires au monde que d’avoir des parents qui sont encore follement amoureux après vingt-cinq ans de mariage.
Je suis l’un des rares membres de mon groupe d’amis dont la famille est tout à fait normale. Je suis fils unique, donc je n’ai jamais eu à faire face à la rivalité entre frères et s?urs. Ma mère adore jardiner et mon père joue toujours au base-ball dans un club amateur de la ville. Quand on me demande pourquoi je suis si décontracté et pourquoi je prends tout à la légère, c’est sans doute parce que je n’ai pas connu d’épreuve majeure dans ma vie. Ce qui s’est le plus rapproché d’un bouleversement pour notre famille a été la brève période un peu compliquée du déménagement de Saint-Simon à Avalon Bay. Ce stress, combiné au changement de carrière de mon père, a provoqué quelques disputes entre mes parents et quelques frictions à la maison. Et puis, tout est vite rentré dans l’ordre.
La chance, je suppose.
– Bien s?r que je peux le faire.
Même si je déteste l’idée d’avoir à assurer deux jobs demain : le matin au magasin de bateaux et l’après-midi au yacht-club. Mais je sais que maman aimera beaucoup faire un pique-nique à Starfish Cove. Et je suis un de ces connards qui aiment faire plaisir à ses parents.
– Merci, petit. Je t’en dois une. Oh, et occupe-toi bien d’un homme qui s’appelle Alfred, ou Albert, je ne sais plus très bien. Quoi qu’il en soit, il vient vers neuf heures pour voir le Beneteau1 de cinquante pieds que Sam Powell vient de nous confier.
– Quoi ? Sam vend son Beneteau ?
– Oui, c’est déjà fait. Nous avons signé vendredi.
– Merde, vraiment ? Il n’a pas fait une remise à neuf en 2019 ? Il a dépensé beaucoup d’argent pour ce nouveau pont en teck, non ?
– C’est pour ?a qu’il vend maintenant. La rénovation lui a donné de la valeur. C’est le moment de vendre.
– Mais Sam adore ce bateau.
– Il aime encore plus sa fille. Elle intègre Harvard à la rentrée et il faut bien payer les frais de scolarité, tu connais les prix de l’Ivy League, n’est-ce pas ?
– C’est dur.
Nous discutons encore quelques minutes avant de raccrocher. Alors que je tourne à gauche sur la route principale menant au centre-ville, je pense encore à Sam Powell qui se sépare de ce voilier qu’il aime tant. Je n’aimerais pas du tout me retrouver un jour dans la situation de devoir choisir entre mon enfant et mon bateau. Je n’ai encore ni l’un ni l’autre, mais mon objectif est de commencer à travailler pour avoir au moins un bateau. Je pourrais probablement acheter un Bristol de quarante pieds, d’occasion, voire un Beneteau Oceanis dans les deux ans à venir, si je suis capable de mettre de l’argent de c?té.
Après, idéalement, je naviguerai autour du monde, mais c’est plus un rêve qu’un objectif. Une vraie chimère en fait, parce qu’il est hors de question que je me tire pendant des mois. Papa a déjà tout planifié : il veut prendre une retraite anticipée et, une fois qu’il l’aura prise, il va falloir que je m’occupe de Bartlett Marine pour vendre à d’autres le bateau de leur rêve plut?t que de naviguer sur le mien. Et même si je ne peux pas nier que le magasin de bateaux réalise de sérieux bénéfices, ce n’est pas exactement le rêve de ma vie que d’en prendre la direction.
La rue principale est déjà bourrée de voitures, pas un seul espace libre pour se garer. Je finis par me poser sur l’un des parkings donnant accès à la plage et je marche jusqu’au Rip Tide, où je retrouve mes amis assemblés autour d’une table haute près de la scène. Notre copain Jordy et son groupe de reggae jouent dans cette salle la plupart des week-ends, mais ce soir, ils ne sont pas là. Ils sont remplacés par un groupe de métal dont le chanteur hurle des paroles inintelligibles lorsque je m’approche de la table.
Cooper, vêtu d’un tee-shirt noir et d’un jean déchiré, sirote une bière et fait la grimace aux borborygmes qui viennent de la scène. Son autre moitié n’a pas l’air d’être là, je fais référence à son jumeau. En fait, c’est Mackenzie sa vraie moitié, la fille qui a fait sourire Cooper plus de fois au cours de l’année écoulée que depuis que je le connais. Des vrais sourires, en plus. Pas ces sourires arrogants qu’il affichait juste avant que nous ne fassions des conneries. ? c?té de Coop, Chase semble collé sur l’écran de son portable, tandis que Danny écoute le groupe d’un air catastrophé.
– Ces types sont horribles, je dis en me demandant qui a bien pu décider de les programmer.
Le chanteur fait maintenant d’étranges bruits de respiration pendant que les deux guitaristes chuchotent dans leurs micros.
– Qu’est-ce qu’ils chuchotent ?
– Est-ce qu’il dit mon cr?ne pleure ? demande Cooper en fron?ant les sourcils.
– Non, mon ?me qui dort, lui répond Danny.
– C’est les deux, renchérit Chase sans lever les yeux de son portable. Mon cr?ne pleure/Mon ?me dort, ce sont les paroles.
– Profond, j’ajoute sèchement.
C’est mon propre cr?ne qui pleure de soulagement quand la chanson – si on peut appeler ?a une chanson – se termine, et que le chanteur – si on peut l’appeler un chanteur – annonce qu’ils font une pause de dix minutes.
– Oh putain… merci, soupire Danny.
En me retournant, j’aper?ois vaguement une serveuse et lui fais signe avant qu’elle disparaisse.
– Becca ! je crie, parce que tout le monde conna?t tout le monde dans cette ville.
– Tate, salut ! Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?
– Pourrais-je te demander une Good Boy ?
C’est une bière locale, ma préférée.
– ?a marche. Une Good Boy pour un good boy, dit-elle en me faisant un clin d’?il avant de s’éclipser.
Cooper soupire.
– Entre toi et mon frère, je crois qu’il n’y a pas une serveuse en ville qui n’ait pas vu vos bites.