Il regarde longuement l’aquarium en silence avant d’ajouter :
– L’inconvénient, évidemment, c’est que leur espérance de vie est plus courte. Quinze ans, peut-être vingt, mais pas plus. Si vous cherchez une petite tortue qui vivra plus longtemps, prenez une musc toute simple. On parle d’un ?ge m?r à partir de cinquante ans. Il ne faut juste pas les manipuler brutalement, mec, ce sont des fougueuses. Si elles se sentent en danger, elles vous empestent.
– Elles nous empestent ? répète mon père.
Il a l’air aussi accablé que moi. Qui aurait cru qu’avoir une tortue à la maison était si compliqué ?
– Ouais… Elles sont capables de dégager une odeur atroce. ?a pue. (Jo?l éclate de rire.) Nous, on les appelle les ? boules puantes ?.
Je ne demande pas qui est ce ? nous ?, mais tout de même, je suis curieuse.
– Ce ne sont pas non plus de championnes de natation, ajoute-t-il. Et, en ce qui concerne les soins, ils sont assez basiques par rapport à d’autres races.
– Waouh… ?a fait beaucoup d’infos, tout ?a.
Tellement d’infos que, papa et moi, on finit par s’éclipser en disant à Jo?l qu’on va réfléchir. Une fois dehors, on est trop contents de pouvoir respirer un air moins saturé d’odeur de marijuana. Papa s’affaisse contre le mur de béton qui sépare AquaPets du magasin d’équipement de piscine d’à c?té et pousse un énorme soupir de soulagement.
– C’était…
– … intense, je propose.
– Très. (Il retire ses lunettes et les nettoie avec le bas de son tee-shirt avant de les remettre sur son nez.) Alors, conclusion ?
Je le rejoins contre le mur en enfon?ant les mains dans les poches de mon short en jean.
– La tortue de Keanu Reeves avait l’air pas mal.
– Je penche pour la musc, répond papa en ricanant.
– D’un autre c?té, la Keanu Reeves a une espérance de vie plus courte. Tu veux vraiment un animal qui vive cinquante ans ?
– ?a, je m’en fous. Je serai probablement mort.
– Ne dis pas ?a.
– Allez, il n’y a aucune chance que je vive aussi longtemps qu’une tortue.
– Mais les muscs n’aiment pas qu’on les touche. Elles s’énervent et font des trucs horribles, tu te souviens ? En revanche, gr?ce à notre expert Jo?l, le fumeur de joints, on sait de source s?re que les Keanu Reeves aiment être caressées.
Soudain, on entend un grattement gorge.
Papa et moi sursautons… Nous tournons la tête et je ne suis même pas surprise quand mes yeux se posent sur Tate. Depuis mon arrivée à Avalon Bay, j’ai l’impression que, partout où je vais, Tate Bartlett est là.
– Bonjour ! dit-il, l’air amusé, en faisant un petit signe de main.
– Tu sais quoi ? je dis en le prenant de haut, je regrette ce temps où je pouvais tourner la tête sans te trouver toujours devant moi. (C’est une plaisanterie, mais je me dis, qu’après la vexation d’hier soir, il pourrait penser que je suis sérieuse. J’ajoute donc rapidement :) T’inquiète, je plaisante. Mais dis-moi, qu’est-ce que tu fous ici ?
Il fait un geste en direction d’une boutique située de l’autre c?té du parking.
– Je travaille chez le concessionnaire de bateaux. Je vous ai vus à travers la vitrine et je suis venu vous saluer… une décision que je regrette déjà parce que je ne suis pas s?r d’avoir envie de savoir pourquoi vous discutiez de l’amour de Keanu Reeves pour les branlettes ni même comment vous êtes tombés sur cette info.
Trop, c’est trop, j’éclate de rire.
– Tu sais quoi, je ne vais même pas me donner la peine de te l’expliquer. Tu vas rester dans le flou pour le restant de tes jours. (Je vois que mon père se demande à juste titre ce qui se passe, je fais les présentations.) Papa, voici Tate. C’est lui qui garde la maison des Jackson à c?té de chez grand-mère.
Tate lui tend la main.
– Enchanté, Monsieur Tanner.
Mon père fait une dr?le de tête.
– Oh non, non… je m’empresse de corriger. Ce n’est pas un Tanner. Tanner, c’est le nom de famille de ma mère.
– Clayton Soul, corrige papa, qui s’avance pour lui serrer la main à son tour.
– Soul2 ? (Tate se tourne vers moi, surpris.) Tu t’appelles Cassie Soul ?
– Oui. Et alors, c’est pas bien ?
– Pas bien ? Essaie ? Sublime ? plut?t. ?a, c’est un vrai nom de famille.
– Si tu le dis… je n’y ai jamais vraiment réfléchi. C’est juste mon nom.
Un long moment passe pendant lequel nous commen?ons tous les deux à tripoter nos vêtements. Je joue avec l’ourlet de mon débardeur, Tate fait semblant d’enlever des peluches sur sa manche de chemise. Merde… Maintenant, une gêne s’est installée entre nous. Je savais que ?a arriverait.
– Une tortue ! je crie tout à coup.
Tate sursaute.
– Quoi ?
– Mes s?urs ont demandé une tortue pour leur anniversaire. C’est pour ?a que nous sommes ici, on fait des recherches. Mais j’ai l’impression que les tortues, ce n’est pas terrible.
– Non ! C’est l’animal de compagnie le plus facile à vivre. J’en avais une quand j’étais enfant et tout ce qu’elle faisait, c’était se prélasser dans son aquarium toute la journée. Les tortues savent s’amuser toutes seules. Mes chiens, en revanche… c’est une autre histoire. Les chiens ont besoin d’attention pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept.
– Bon plaidoyer pour les tortues, lui dit mon père en riant.
– Je vous le dis, elles sont géniales.
Un autre silence s’installe.
Tate tripote son autre manche, je joue avec le bord effiloché de mon short. C’est insupportable. C’est incroyable ce qu’un refus peut installer comme gêne.
– Bye ! je m’empresse de dire.
Tate est surpris par ma réaction un peu brutale.
– Ah, OK, salut.
– Oui, on doit y aller maintenant, on est pressés, je dis en guise d’excuse. Alors… salut, à plus.
– Oui… c’est ?a… à plus, répond-il, le front plissé.
Je tra?ne pratiquement papa jusqu’à la voiture, où je me jette sur le siège passager et fais semblant de ne pas voir Tate qui passe devant le pare-brise en retournant travailler.
– Alors, lance papa, tout guilleret. Tu as le béguin pour ce gar?on ou c’est la fa?on dont tu traites tous tes amis ? Parce qu’avant son arrivée, tu étais beaucoup moins… bizarre.
Gros soupir.
– J’étais bizarre, n’est-ce pas ? Hum… tu crois qu’il l’a remarqué ?