J’ai soudain envie d’une cigarette. Je ne fume que si je bois, et encore, une ou deux au max, mais là, j’aurais bien besoin d’un peu d’aide pour apaiser mes angoisses. Comme mes cigarettes sont à la maison, je décide plut?t d’aller nager. Je teste la température d’un orteil et la trouve bien meilleure que prévu. Je suis sur le point d’enlever ma chemise et de plonger quand mon portable s’allume :
Cassie : Réveillé ?
Je ris doucement. Abandonnée, la baignade. J’attrape mon portable.
Moi : C’est pour un plan cul ou pour un débriefing ?
Cassie : Un débriefing. J’ai besoin de mon coéquipier dès que possible.
Moi : Je suis sur la jetée.
Cassie : J’arrive dans deux minutes.
La boule que j’avais dans la poitrine dispara?t comme par enchantement. J’essaie de ne pas trop me poser de questions. Mon amitié avec Cass en dépend.
J’entends un bruit dans les hautes herbes au pied de la pente, je me retourne, Cassie sort de l’ombre. Plus de tresse, ses cheveux tombent maintenant autour de ses épaules. Avec sa robe blanche, ses pieds nus et ses vagues cuivrées, elle semble presque irréelle. J’ai l’impression qu’elle flotte sur la jetée en marchant jusqu’à moi.
Une fois assise à c?té de moi les jambes ballantes, elle pousse un gros soupir.
– Salut
– ?a va pas ?
– Si, au contraire, pas mal du tout. Nous sommes restés dehors après minuit, il est donc évident que la colonne des points positifs est bien remplie.
Pourtant, elle a l’air toute chamboulée.
– D’accord, je t’écoute. Raconte-moi tout.
– Il est super dr?le, intelligent, et pas du genre à monopoliser la conversation. Il m’a posé beaucoup de questions, sans que j’aie eu l’impression de subir un interrogatoire. C’était cool, une bonne conversation, toute simple. Facile.
– Que des points positifs jusqu’à présent.
– Il m’a pris la main sans me demander l’autorisation. Je me suis dit que tu verrais ce geste comme un plus.
Je ricane doucement.
– Oh absolument. Quoi d’autre ?
– Il a le vertige, mais il est quand même monté dans la grande roue quand je lui ai dit à quel point j’aimais voir la ville d’en haut. J’ai trouvé ?a bien.
– D’accord.
– Comme la fête foraine ferme à onze heures, on est partis s’acheter des glaces, on s’est assis sur le parking, on a pas mal discuté, et… (Elle marque une pause, et je remarque que ses joues rougissent.) On se sentait juste bien tous les deux.
– Jusqu’à présent, rien à dire, je remarque, feignant d’ignorer la boule qui revient dans ma poitrine. Alors, comment a-t-il fait pour tout faire foirer ? C’est quoi les moins ?
– Juste un point négatif. (Elle se tourne vers moi la mine défaite.) Le baiser. Oh mon Dieu, Tate…
– Oh, merde… Aaron embrasse si mal que ?a ? C’est quoi le problème ? La salive ? Tu sais, ce n’est peut-être pas de sa faute. Mon amie Chase est sortie une fois avec un type qui avait ce qu’on appelle une hypersalivation et…
– Rien à voir avec la salive. C’était la langue.
– Trop de langue ?
– Trop, c’est un euphémisme. Et ce, dès le début, même avant que nos bouches se touchent. Il s’est approché de moi, les yeux fermés avec la langue déjà sortie. Tu veux que je te montre ?
– Non, pas la peine, je crois que j’ai compris…
Cassie n’écoute pas ma réponse et fait quand même sa démo.
– C’était comme ?a…
Elle ferme les yeux, tire la langue et fonce vers mon visage. Je suis tellement surpris que je recule instinctivement.
– Merde… il a fait ?a ?
– Je t’assure. C’était affreux.
Je fais tout mon possible pour ne pas éclater de rire, mais j’ai du mal.
– OK, je réponds prudemment, ?a a l’air très désagréable. Mais une fois les lèvres entrées en contact, ?a s’est amélioré ?
– Non… elle grogne. C’était trop. Il essayait absolument d’être passionné je suppose, mais ?a ne marchait pas du tout. Quand ?a s’est arrêté, j’avais l’impression d’avoir couru un marathon, ou pire, comme… comme si je venais de changer une housse de couette.
– Tu lui as demandé de ralentir à un moment donné ?
– Non.
Je lève les yeux au ciel.
– Et pourquoi ?
– Je ne sais pas… (Elle baisse les yeux tout en tripotant l’ourlet de sa robe.) Je ne sais pas faire ?a.
– Si je comprends bien, tu n’es pas quelqu’un qui sait demander à un mec d’arrêter d’enfoncer sa langue au fond de ta gorge… tu n’arrives pas plus à faire semblant de te battre à l’épée pendant une séance de pelotage dont tu n’as pas envie ?
– Je ne suis pas le genre de fille qui dit à quelqu’un qu’il embrasse mal, c’est tout.
– Demander de ralentir n’est pas lui dire qu’il embrasse mal. C’est ton droit d’exprimer ce dont tu as envie.
– Exprimer mes envies ? Tu es quoi, un gourou du développement personnel ?
– Apparemment, tu en as besoin.
Je réponds d’un ton accusateur tout en affichant un grand sourire, pour qu’elle comprenne que je ne plaisante qu’à moitié.
– Pourquoi, parce que je suis trop polie pour dire à un type qu’il s’y prend mal ?
– Tu préfères être polie ou tu préfères profiter pleinement d’un baiser ? Et de toute fa?on, tu ne t’y prends pas comme ?a, comme s’il faisait quelque chose de mal. Tu en fais une affaire personnelle. Tu te recules et dis quelque chose comme… – je réfléchis – j’aime prendre mon temps. Et comme ?a, tu t’assures d’avoir l’air à bout de souffle, voire de t’excuser comme si c’était toi le problème. Tu vois ce que je veux dire ?
Je la sens inquiète, tout à coup.
– Tu peux aussi te reculer et murmurer quelque chose comme ? j’aime bien les préliminaires ? et ensuite, tout en battant des cils, lui lancer ce petit regard de fille sexy comme tu sais faire, et enfin, lui demander de jouer un peu avec toi.
Là, elle a l’air fascinée.
– Je vois… Tu es plut?t bon, dis donc.
– Je sais, j’ajoute d’un ton légèrement suffisant.
– Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Facile de s’imaginer en train de dire et de faire tout ?a, surtout après coup. Sur le moment, moi, je perds mes moyens. Les gens sont tellement vulnérables quand ils s’embrassent. C’est un état super précaire. Quand il m’embrasse, son amour-propre est en jeu. Un mot négatif de ma part, et c’est la honte qu’il portera toute sa vie. (Elle pousse un soupir.) En plus, je n’aime pas les conflits.