Will et Max, mes deux oncles, vivent à Boston avec leurs épouses et ont chacun trois jeunes enfants. Tous deux étaient catégoriques, ils ne voulaient pas déménager dans le Sud pour rénover un h?tel qui ne les intéressait pas. Tante Jacqueline et son mari Charlie ont une maison dans le Connecticut et trois enfants, ils n’avaient aucune envie de se lancer dans l’h?tellerie. Et puis il y a maman, avec son calendrier mondain bien rempli à Boston, toujours occupée à dépenser l’argent de son ex-mari. Stupide vengeance, elle avait déjà un bon pactole avant son mariage, ce qu’on appelle une petite fortune personnelle. Les Tanner pèsent des millions. Mais mon ancien beau-père Stuart a commis l’erreur de demander le divorce, et ma mère n’est rien d’autre que mesquine à son égard.
Je dévore le reste de mon muffin avant de me lever de ma chaise.
– D’accord, si nous allons en ville, je vais mettre quelque chose d’un peu plus présentable, je dis en montrant mon short miteux et mon tee-shirt trop grand. Je ne peux tout de même pas aller dans un magasin de chapeaux dans cette tenue.
Je jette un regard insistant au pantalon chino impeccablement repassé de ma grand-mère, à sa chemise sans manches et son foulard de soie rayé.
– Surtout à c?té de toi ! Regardez-vous, chère Madame, on dirait que vous allez déjeuner chez les Kennedy.
Elle s’esclaffe.
– As-tu oublié ma règle de vie la plus importante, ma chérie ? Toujours quitter la maison habillée comme si tu allais…
– … être assassinée, je termine sa phrase en levant les yeux au ciel. Oh si, je m’en souviens très bien.
C’est vrai, grand-mère peut être parfois un peu sombre et dramatique, mais c’est un bon conseil. D’ailleurs, j’y pense souvent. Une fois, par distraction, j’ai quitté mon dortoir avec, sur moi, une culotte que je devais mettre à la machine, la orange fluo qui avait un énorme trou à l’entrejambe. Lorsque je m’en suis rendu compte, j’ai failli avoir une crise d’urticaire à l’idée que, si j’avais été tuée ce jour-là, la première chose que le médecin légiste aurait vue en me déshabillant aurait été ce trou. Je pense que j’aurais été le seul cadavre rougissant de la morgue !
Dans ma chambre, je déniche une petite robe bain de soleil rose, puis je me fais rapidement une tresse. Mon portable sonne quand je noue l’élastique. C’est Peyton. Je ne l’ai pas rappelée hier soir en rentrant, mais j’ai fait exprès de lui envoyer un texto énigmatique, sachant que ?a la rendrait dingue.
– C’est qui ? j’entends en mettant le haut-parleur. Allez, dis-moi tout.
– Sincèrement, rien à dire, je réponds en me dirigeant vers le miroir au-dessus de la commode pour examiner mon menton. (Au toucher, je sens comme un bouton, mais je ne vois rien dans la glace.) J’ai juste rencontré un beau gosse, mais j’ai refusé son invitation à rester avec lui pour la fête et suis rentrée à la maison.
– Cassandra…
Peyton est atterrée.
– Je sais.
– C’est quoi ton problème ? Le but de la soirée d’hier était de rencontrer un mec. Tu en as trouvé un et, en plus, tu me dis qu’il était canon…
– Le mec le plus sexy que j’aie jamais vu, je réponds en soupirant.
– Alors pourquoi tu es partie ?
Sa perplexité ressemble à une accusation.
– Je me suis dégonflée, je lui avoue. Il m’intimidait trop. Et tu aurais d? voir les filles avec qui il était, elles étaient parfaites, grandes avec des corps de déesse. Des seins parfaitement proportionnés… contrairement à quelqu’un que tu connais.
– Oh mon Dieu, Cass, arrête. Tu sais ce que je pense de cette fa?on que tu as de toujours te dénigrer.
– Oui, oui, tu as envie de me donner une gifle, je sais. Mais je ne peux pas m’en empêcher. Sérieusement, ces filles étaient magnifiques.
– Et toi aussi !
Au son de sa voix, je sens qu’elle commence à s’énerver.
– Tu sais quoi, je déteste vraiment ta mère.
– Mais qu’est-ce que ma mère a à voir là-dedans ?
– Tu plaisantes ! Tu sais, je suis allée chez toi plus d’une fois. Je sais comment elle te parle. J’en ai discuté avec ma mère l’autre jour, et elle m’a dit que toutes ces réflexions blessantes ont forcément fini par affecter ton amour-propre.
– Pourquoi tu parles de moi à ta mère ? je lui demande, gênée.
Avoir une meilleure amie dont la mère est psy, c’est vraiment chiant parfois. Je connais Peyton depuis que nous avons onze ans. Nous nous sommes rencontrées peu de temps après que maman et moi avons déménagé à Boston. Et la mère de Peyton me posait toujours plein de questions quand j’étais enfant. Elle essayait toujours de me faire parler du divorce de mes parents, de ce que je ressentais, de la fa?on dont les critiques de ma mère m’affectaient, etc., etc. Je n’ai pas besoin d’une psy pour me dire qu’il y a une corrélation directe entre mon insécurité chronique et les attaques verbales de ma mère… Ou que ma mère est une vraie garce. Je ne le sais que trop bien.
Les rares fois où papa et moi avons parlé d’elle, il a admis que maman a toujours été la personne la plus intéressée par moi, moi et encore moi, un zéro pointé sur l’échelle de l’altruisme. Le divorce n’a fait qu’empirer les choses. Le fait qu’il se soit remarié au bout d’un an et demi et qu’il ait maintenant deux autres filles n’a certainement pas aidé.
– Maman pense qu’il faudrait que tu arrêtes de t’autocritiquer en permanence, c’est comme si la voix de ta mère était toujours présente dans ta tête.
– Je n’arrête pas de faire taire cette autocritique intérieure. La lueur d’espoir, tu te souviens ?
Si la règle de vie de ma grand-mère est de s’assurer que l’on se fasse assassiner dans ses habits du dimanche, la mienne a toujours été de voir le bon c?té des choses. Il faut trouver une lueur d’espoir dans chaque situation, parce que s’enfermer dans le négatif ne peut que te détruire.
– Mais bien s?r, Little Miss Sunshine1, me répond Peyton en se foutant de moi. Toujours chercher la lueur d’espoir, comment pourrais-je l’oublier ? (On dirait soudain qu’elle me défie.) Alors, dis-moi où est la lueur d’espoir dans le fait d’avoir laissé filer le beau mec d’hier.
Je réfléchis un moment.