– On parle d’une vraie transatlantique, Tate. Non. C’est trop pour toi.
– J’irai tranquille. Gil m’a dit qu’il m’aiderait à tracer une route facile.
– Tranquille ? Facile ? (Papa secoue la tête.) Non seulement tu devras traverser l’Atlantique Nord mais aussi l’Atlantique Sud, l’océan Indien. Ensuite, il y aura les golfes, la mer de Tasman.
– C’est beaucoup, je suis d’accord.
– C’est trop, répète-t-il. Et il veut son voilier pour le 1er janvier ? Tu seras en pleine saison des ouragans !
– La fin de la saison, papa. C’est un risque, oui, mais la navigation difficile commence plus tard. En novembre, la saison sera passée. Les ouragans se développent à l’ouest, n’est-ce pas ?
– Ce n’est pas le seul problème, fiston. Les changements de pression aussi seront difficiles. Il faut s’attendre à des vents de quinze à vingt n?uds, sans parler des grains ! J’ai fait une traversée de l’Atlantique avant ta naissance… oh, rien de très compliqué, je me suis arrêté aux Canaries. Et même là, c’était dur.
Il semble mécontent.
– Il faut faire attention à ce qui se passe au nord quand on entreprend un voyage pareil. Les grands courants froids de l’Atlantique peuvent perturber les alizés.
– Je m’adapterai, papa.
– Un de mes amis a traversé l’Atlantique en hiver. Il m’a dit que c’était la pire navigation de sa vie. (Je le sens très inquiet.) La mer pourrait être très agitée…
– Je suis s?r que j’y arriverai.
Il se frotte l’arête du nez.
– ?coute, Tate, quelque chose en moi me dit que oui, tu peux y arriver. Je n’ai jamais vu personne barrer un bateau comme tu le fais. Mais c’est une grande entreprise pour ton premier solo, tu sais.
– Je sais, je dis en hochant la tête.
– Si tu l’envisages sérieusement, pourquoi ne pas attendre le printemps et faire un essai avec un peu moins d’ambition ? Commencer par naviguer une semaine ou deux, par exemple. Tracer la route d’ici jusqu’à… je ne sais pas… les ?les Vierges, oui, les ?les Vierges, ce serait un bon début. Tu pourrais prendre le Beneteau 49 s’il n’est pas réservé pour un charter…
Ce n’est pas un Hallberg-Rassy, je suis sur le point de crier, mais je préfère me taire.
– … et tester un peu ce que c’est qu’une traversée en solitaire. Tu vois ce que je veux dire ?
– Mouais…
Mon manque d’enthousiasme n’est pas difficile à comprendre.
– Si tu acceptes l’offre de Gil, tu seras parti, disons deux, trois mois ?
– ? peu près. Plus longtemps si je prends la route panoramique, je dis en plaisantant.
Ce qui n’amuse pas du tout papa.
– ?a fait beaucoup pour être si loin de la maison. J’ai besoin de toi à Bartlett Marine, petit. Je ne peux pas m’en occuper tout seul.
Je tiens à préciser qu’il s’est très bien débrouillé tout seul pendant des années avant que je commence à prendre plus de responsabilités. Mais on voit bien ce qu’il pense de ce projet de traversée.
Sentant ma déception, il soupire.
– J’ai monté cette entreprise pour la famille. Pour toi, pour qu’un jour elle t’appartienne. Je pensais que ces dernières années on travaillait ensemble pour y arriver, pour t’apprendre à la diriger.
– Ce qui est le cas, papa. Mais si je dois un jour faire une grande traversée en solitaire, tu ne crois pas que c’est maintenant ? Avant d’avoir encore plus de responsabilités ?
Il se tait pendant un moment.
– Sincèrement, je ne pense pas que tu sois prêt, dit-il finalement. C’est vrai aussi que j’ai besoin de toi au magasin, mais si tu veux partir…
Je ravale ma déception.
– Non, je réponds. (Il a s?rement raison, c’est une idée folle.) Je vais dire à Gil d’engager quelqu’un de plus expérimenté.
– Je pense que c’est une bonne idée. Maintenant, si tu veux planifier quelque chose pour le printemps, je serais heureux de m’asseoir avec toi et…
J’entends la voix étouffée de ma mère qui nous appelle :
– Le d?ner est prêt !
– Merde ! dit papa, l’air ennuyé. J’ai encore cet e-mail à envoyer. Dis à ta mère que je descends tout de suite.
– Pas de problème.
Arrivé en bas, j’aide maman à mettre la table, en espérant qu’elle ne remarque pas que je ne suis pas au meilleur de ma forme. Mais c’est une mère, alors bien s?r elle s’en rend compte tout de suite.
– Tout va bien ? De quoi as-tu parlé avec ton père ?
– ?a va, on parlait juste de quelques trucs de voile. Et j’avais besoin de prendre une photo dans la vitrine du bureau pour montrer quelque chose à Cassie. Je vais la voir après le d?ner.
Maman me fait un sourire et me tend les couverts.
– Quelle photo ?
– Tu sais, celle de moi après ma première régate.
– Je me souviens très bien de ce jour-là, me dit-elle, l’air amusée. Je me cramponnais à la rambarde, craignant que mon fils de cinq ans ne se noie. Gavin me rassurait en m’affirmant que tu allais très bien t’en sortir. Il avait raison, tu as gagné. Ton père n’en pouvait plus, tellement il était fier.
Elle se tait pendant un petit moment, puis elle dit :
– Tu passes beaucoup de temps avec Cassie.
– Oui, pas mal, je réponds en posant les couverts sur la table.
– C’est sérieux ?
Je lève la tête et remarque qu’elle s’empêche de sourire.
– Pas vraiment. ?a va se terminer en septembre, quand elle retournera à l’université.
– Et… tu as envie que ?a se termine ?
Le simple fait qu’elle en parle me fait réfléchir.
– Pour être honnête, je n’ai pas pensé à d’autres options.
– Mais tu l’aimes bien ?
Bien s?r que je l’aime bien. Je l’aime même beaucoup, Cassie. En fait, j’ai h?te que le d?ner commence, parce que plus vite il commencera, plus vite il se terminera et plus vite je pourrai aller la chercher pour aller chez les Hartley. Je l’ai vue toute la journée et, déjà, je meurs d’envie de la revoir.
– Oui, je l’aime bien.
– Alors pourquoi cette histoire devrait se terminer ? demande maman.
Je n’arrive pas à trouver une bonne réponse à cette question.
*
* *
Plus tard, chez les Hartley, je pense encore à la question de ma mère.
Pourquoi cette histoire devrait se terminer ?